10 Qu’est-ce que l’oralité ?

L’enfant sort du ventre de sa mère. Elle-il-iel prend son premier souffle . . . et crie.^[1]

L’être humain marque le monde de sa voix dès son arrivée. Voilà notre entrée au monde commun. Peut-ˆêtre que certains d’entre nous ne criions pas : cela n’empêche pas le fait que la voix humaine ou d’autre bruit corporel quelconque se soulève tout de suite de notre fors intérieur. Ce cri n’a pas de sens : il ne s’agit pas d’un signe intentionnel, conçu par le nouveau-né comme message à l’attention d’un locuteur ou d’une locutrice. Il n’est pas conscient, il n’aperçoit même pas de ses environs. Toute sensation n’a aucun point de repère.  Tout ce circuit de communication, les signes intentionnels, restent à apprendre lors de maintes interactions.  Néanmoins, ce phénomène sonore du cri constitue le premier acte de communication du nouveau-né dans et avec le monde, bien qu’à son insu.

Par contre, la plupart d’entre nous ( sauf dans le cas d’une sourdité prénatale )  ressentons surtout la voix de notre mère et peut-être aussi celles d’autres personnes en proximité pendant la grossesse. Ainsi, les chercheurs ont pu constater la reconnaissance de la voix de leur maman par des nouveaux-nés. D’autres chercheurs ont constaté la reconnaissance de la langue maternelle par les nouveaux-nés dès leur naissance. ^[2] Le cerveau humain est prédisposé à la communication orale.

Dans son oeuvre séminal, Introduction à la poésie medieval (1983), Paul Zumthor note, « Élément le plus subtil et le plus malléable du concret, le son n’a-t-il pas constitué, ne constitue-t-il pas encore, dans le devenir de l’humanité comme dans celui de l’individu, le lieu de rencontre initial entre l’univers et l’intelligible ? » (p. 11).

Pour Zumthor, « la voix est une chose » avec des qualités matérielles : « le ton, le timbre, l’ampleur, la hauteur, le registre . .  . [ayant] une valeur symbolique : dans le mélodrame européen, revient au ténor le rôle du juste persécuté ; au soprano, la féminité idéalisée ; à la basse, la sagesse ou la folie. La civilisation japonaise a, plus subtilement que d’autres, joué de ces nuances. . . . Des sociétés animales et humaines, seules les secondes entendent, de la multiplicité des bruits, émerger leur propre voix comme un objet : autour de celui-ci se ferme et se solidifie le lien social. . .» (p. 11). La voix se lie intimement au souffle, à la respiration même. ( À voir donc, les derniers mots d’Eric Garner et George Floyd qui ont inspiré le mouvement global de BLM).  Zumthor trace cette liaison du corps vivant, respirant à nos idées d’esprit : rouach en hébreu, pneuma et psyché en grec, animus en latin, d’où l’imagerie des trois religions monothéistes de la naissance du monde dans le souffle de Dieu. La troisième essence du dieu chrétien n’est autre que le saint esprit.

Zumthor poursuit cette étude de l’oralité en écrivant que “le langage est impensable sans la voix.” (p. 12). Il définit la parole en tant que “le langage vocalisé, phoniquement réalisé dans l’emission de la voix.” ( Mais, nous nous rappelons que la parole est bien possible dans les langues gestuelles des signes.)  Mais la voix agit en deux régistres : elle dit en même temps qu’elle se dit. C’est à dire, la voix exprime l’existence de la personne qui émet ses sons.